Arnold Deregnaucourt

Dirigeant de l’imprimerie Billet

Labellisé Imprim’Luxe

INTERVIEW

Rencontre avec Arnold Deregnaucourt, dirigeant de l’Imprimerie Billet : une histoire de famille, d’innovation et de champagne.

Imprim’Luxe : Bonjour Arnold, pour commencer, quelle est l’histoire de l’Imprimerie Billet ?

Arnold : L’Imprimerie Billet a été fondée en 1910 par mon arrière-grand-oncle, Joseph Billet. Je représente aujourd’hui la quatrième génération à la tête de l’entreprise. Une anecdote intéressante : en 1911, il y a eu une grosse crise en Champagne, la « Révolution champenoise » qui est une période de crise où les vignerons, en rupture avec les négociants, décident de commercialiser eux-mêmes leur production. À peine un an après la création de l’entreprise, un nouveau marché s’est ouvert à nous.

L’entreprise a ensuite été reprise par ma grand-mère, puis par mes parents en 1963. À cette époque, la situation était difficile : ma grand-mère, veuve pendant la guerre et mère de cinq enfants, n’avait pas pu se consacrer pleinement à l’entreprise. Mes parents ont redressé la barre, modernisé les outils de production, et ont toujours eu à cœur de rester à la pointe de l’innovation.

IL: L’innovation semble être une tradition chez vous ?

Arnold : Tout à fait. Mon grand-père avait déjà investi dans une machine offset en 1937, remplaçant la lithographie, ancien procédé d’imprimé sur pierre. Malheureusement, cette machine a été détruite pendant la guerre. Mon père, plus tard, a dû batailler pour en racheter une nouvelle en 1968, convaincu que c’était l’avenir.

Dans les années 1980, il a anticipé la fin du film en impression et amorcé la numérisation de notre base de données : 25 000 références à scanner ! Nous avons également été parmi les premiers à intégrer un ordinateur de dessin dès 1983, avant même l’arrivée du Macintosh. C’était complexe, mais cela nous a préparés à l’ère numérique.

Nous avons ensuite lancé les étiquettes autocollantes, qui représentent aujourd’hui 95 % de notre production. Une obligation en Champagne : une bouteille ne peut pas quitter la propriété sans étiquette. C’est une vraie chance pour notre métier.

J’ai ensuite rejoint l’entreprise en 1990 et pris la succession de mon père en 2001.

IL : Quelles sont les contraintes les plus fréquentes aujourd’hui ?

Arnold : Les bouteilles sont souvent manipulées, stockées ensemble, plongées dans des seaux à glace… Il faut que l’étiquette tienne : pas de décollement, pas de grisailles. Nos clients exigent une résistance de 2 fois 8 heures dans un seau à glace.

Le paradoxe, c’est qu’ils veulent aussi des papiers très absorbants comme le lin ou le buvard et en même temps des couleurs très denses. Pour résoudre cette équation, on travaille avec nos fournisseurs de papiers adhésifs qui vont ajouter une fine couche de plastique au dos du papier, ce qui retarde l’effet de l’humidité. Nous, on applique un vernis sur le dessus. Résultat : l’étiquette reste homogène, même mouillée. Elle ne va pas partir en lambeaux, mais elle va rester solidaire à cette couche plastique et donc à la bouteille.

IL : D’autres innovations récentes à partager ?

Arnold : Oui, la RFID (Radio Frequency Identification) ! Il s’agit d’une puce intégrée à l’étiquette, unique pour chaque bouteille. Cela permet une traçabilité complète, partout dans le monde. Un client peut lire la puce avec une application et retrouver toutes les informations stockées dans le cloud : date de mise en bouteille, lieu de vente, acheteur…

C’est un outil puissant contre les marchés gris (ces bouteilles vendues à des distributeurs non autorisés), qui posent de vrais problèmes d’image ou de fiscalité pour les grandes maisons.

IL : Et qu’en est-il des attentes environnementales de vos clients ?

Arnold : Encore trop faibles à mon goût. Cela peut sembler paradoxal de la part de vignerons, qui travaillent la terre au quotidien. Mais la transition écologique est difficile : en Champagne, on ne peut plus désherber entre les rangs. Et ce n’est pas sans conséquences : cela attire des insectes comme les vers de terre, essentiels à la biodiversité, mais qui peuvent ensuite devenir nuisibles pour la vigne. Beaucoup ont du mal à renoncer aux traitements systématiques. J’essaie donc, à mon échelle, de sensibiliser.

Mon objectif n’est plus seulement d’être imprimeur d’étiquettes, mais d’être un partenaire. Je veux aider mes clients à vendre mieux, de manière plus durable. Si je vends une étiquette magnifique mais qu’ils bradent leur bouteille, personne n’est gagnant. S’ils se portent bien, je me porte bien.

IL : Concrètement, quelles actions avez-vous mises en place ?

Nous avons mis en place le calcul de notre bilan carbone. Depuis septembre 2024, chaque devis indique l’impact en équivalent CO₂ de la commande. Et à partir de 2025, nous pourrons fournir à nos clients un bilan annuel global de leurs émissions. C’est précieux pour les entreprises de plus de 250 salariés qui devront bientôt publier leur propre empreinte carbone.

Nous faisons aussi des choix différents en interne : à prix équivalent, on privilégie désormais la machine la plus vertueuse. Avant, on ne se posait même pas la question. Aujourd’hui, on a les données pour le faire.

IL : Quelle a été la prise de conscience ?

Arnold : Elle est venue de plusieurs choses, la première c’est que j’ai quatre enfant et vous connaissez la citation “Nous n’héritons pas de la terre de nos ancêtres, nous l’empruntons à nos enfants.” Antoine de St Exupéry.

Ensuite, j’habite à Damery, un village de 1 500 habitants. Nous sommes la seule industrie locale. Quand il y a de la mousse dans le ruisseau derrière l’entreprise, on vient me voir. Même si ce n’est pas de notre fait, cela crée une responsabilité.

Nous avons aussi participé à plusieurs ateliers de la Fresque du Climat, grâce à HP. Ce fut un vrai déclic, pour moi comme pour certains de nos salariés.

Enfin, nous avons co-développé avec notre fournisseur un papier à base de lin, car il faut savoir que la France est le premier producteur de lin au monde. 90 % du lin contenu dans ce papier est français. C’est une fierté de travailler en circuit court, même si le papier est encore fabriqué en Allemagne et adhésivé au Luxembourg.

IL : Qu’est-ce qui, selon vous, fait le succès de l’Imprimerie Billet dans l’univers si exigeant du champagne ?

Arnold : Je pense que notre force réside dans le respect des engagements. Que ce soit envers nos clients, nos fournisseurs ou nos salariés. Cela fait partie de notre ADN. Un exemple concret : nous avons plein de clients qui nous font confiance et nous passent commande d’une année sur l’autre sans nous demander les prix. Et bien, il paiera exactement le même prix que celui qui demande un devis. Moët & Chandon ou Tartempion, même traitement pour le même produit.

IL : Quel est votre positionnement aujourd’hui en Champagne ?

Arnold : Nous avons la chance de travailler avec les trois grandes familles du champagne : les récoltants, les coopératives et les négociants. Cela nous permet de couvrir un large spectre : de la commande de 500 étiquettes pour une production familiale à plusieurs millions pour les grandes maisons.

Nous avons plus de 1 300 clients sur environ 3 600 producteurs champenois : cela représente un tiers du marché. Moët & Chandon, par exemple, est l’un de nos plus gros clients, avec des volumes très importants : plusieurs dizaines de millions de bouteilles et donc 3 fois plus d’étiquettes, la collerette, la contre-étiquette et l’étiquette principale.

Pour bien répondre à toutes ces typologies de clients, nous avons organisé l’entreprise en deux « guichets » : l’un dédié aux récoltants, l’autre aux grandes maisons. Chaque client a une équipe commerciale, ADV, un opérateur PAO et un deviseur dédié. C’est cette attention au détail et à la relation humaine qui fait notre différence.

IL : Et pour vous, une belle étiquette de champagne, c’est quoi ?

Arnold : C’est une étiquette… imprimée chez nous ! (rires)

Mais plus sérieusement, c’est une étiquette qui allie esthétique, conformité réglementaire et durabilité. Elle doit sublimer la bouteille, parler du terroir et résister aux épreuves du temps, des seaux à glace et du transport. Une belle étiquette, c’est celle qui raconte une histoire, celle du vigneron, de la vigne, et de la passion. C’est une étiquette qui reflète le vin qui est dedans d’où notre nouvelle baseline “Au devant de vos émotions”.

Q : Est-ce que votre façon de produire (matières, encres…) a évolué avec les exigences environnementales ?

Arnold : Nous avons été les premiers de la région à obtenir la certification Imprim’Vert. C’est un label exigeant, notamment sur les types d’encres utilisées. Elles ne doivent pas contenir de substances CRM (cancérogènes, mutagènes ou toxiques).

Nous devons également stocker les encres dans des bacs de rétention, pour éviter toute fuite dans les canalisations. Rien ne doit être rejeté dans les égouts, et pour cela, nous faisons analyser nos eaux usées régulièrement.

La plus grosse pollution provient des encres, mais elles deviennent aujourd’hui de plus en plus vertueuses. Ça s’améliore considérablement.

Plus récemment, un autre point important concerne les films de dorure à chaud. C’est un poste de dépense important pour nous. Il y a deux mois, j’ai été le premier de la région à signer une charte avec notre fournisseur pour qu’il reprenne 73 % de nos films usagés. Avant, ils étaient majoritairement enfouis, ou parfois incinérés.

Ces films, posés sur un support polyester, n’étaient là que pour transporter la dorure — puis ils finissaient à la poubelle. Aujourd’hui, on les valorise. On espère atteindre rapidement 80 à 90 % de reprise.

C’est nous qui prenons en charge le transport jusqu’en région parisienne, mais c’est pour une bonne cause.

IL : Comment voyez-vous évoluer ce métier dans les prochaines années ?

Arnold : L’impression traditionnelle, en lithographie, a quasiment disparu. L’offset est peu à peu remplacé par le numérique.

Cela change complètement les façons de faire : on perd cette notion de métier manuel. Piloter une machine offset, c’est complexe — c’est un véritable équilibre entre l’eau et l’encre, un vrai savoir-faire. Une machine numérique, c’est beaucoup plus simple à prendre en main.

On va sans doute vers une simplification du métier.

De mon côté, j’ai la chance de travailler dans l’étiquette. Tant qu’il y aura des bouteilles, il y aura des étiquettes ! Je ne crois pas qu’on verra du champagne en vrac ou en canette de sitôt. Je suis donc plutôt serein.

Les usages changent, mais le média ne disparaît pas : il se transforme. C’est ainsi que je vois l’avenir de l’imprimerie.

Pour en savoir plus : https://www.imprimerie-billet.fr/